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Jour 06 – Octobre – Killarney / Limerick
C'est ce que nous aimons par-dessus tout dans nos rallyes. Les belles rencontres, souvent initiées par une panne. Hier au soir, alors que nous préparions tranquillement l'apéro-remorque, un homme est arrivé, casquette vissée sur la tête, blouson imperméable soigneusement fermé (il tombait des cordes, je vous le rappelle), démarche hésitante. Avec force gestes, il tentait d'expliquer quelque chose à Patrick dont l'anglais est aussi approximatif que ses descriptions sont imagées (à midi, il trouvait que la serveuse avait un œil qui sciait le bois et l'autre qui le rangeait, autrement dit qu'elle était atteinte d'un sévère strabisme divergent !). Devant son incompréhension, il a demandé si quelqu'un dans l'assistance parlait anglais et je me suis tout naturellement dévoué, étant le seul à baragouiner quelques mots de cet idiome local. J'ai très vite compris qu'il voulait nous entraîner dans le coffre de sa voiture pour nous proposer des bidons d'huile anciens. Le plus jeune était de 1928, le plus ancien de 1912. Il y en avait 25, tous dans un parfait état, avec leur beau bouchon en laiton d'origine. Problème, il en voulait 500 euros pour le tout et n'entendait pas séparer le lot. Très vite, j'ai deviné que notre camarade d'un soir était surtout venu là pour parler. En cinq minutes, j'ai ainsi appris que Brandon (c'est son nom) a eu une Panhard PL17 entre 1964 et 1975, que c'est sans doute la voiture qu'il regrettait le plus d'avoir... donné en son temps. « J'adorais sa banquette AV, m'avouait-il avec un petit sourire. Un vrai lit... En ce temps-là, j'étais jeune (il a aujourd'hui 73 ans) et c'est là que j'ai connu bibliquement celle qui est devenue mon épouse ! » Le genre d'anecdotes qui pousse à faire plus ample connaissance, vous l'imaginez bien. Surtout qu'il ajoute avoir également possédé une Simca Aronde et une Simca 1000. Je n'ose lui fredonner la chanson « Je te prendrais nue dans la Simca 1000 », mais ce n'est pas l'envie qui m'en manque, même si je doute qu'il ait poursuivi ses galipettes dans une auto aux proportions bien plus réduites.
Un petit verre de rouge plus tard, nous voilà en pleine discussion philosophique lorsque Christian Sirier arrive avec sa Panhard 24 CT. Brandon reconnaît immédiatement le doux bruit du bicylindre et il fait immédiatement le signe de croix. Sans doute pour remercier son Seigneur et maître de lui permettre d'entendre à nouveau cette délicate mélopée qui lui rappelle tant de souvenirs agréables. Las, le Christian nous annonce que sa dynamo ne charge plus. Pire, elle fait un bruit de tous les diables. Ce n'est pas le roulement de poulie comme envisagé un instant, mais la bague du palier AV, mangée aux mites. « Tant pis, soupire-t-il, je n'ai plus qu'à acheter une deuxième batterie et à faire l'échange tous les matins ! » Daniel, arrivé entre-temps, saute sur l'occasion pour demander à Brandon s'il ne connaîtrait pas un tourneur-fraiseur dans le coin, lequel pourrait nous usiner une bague, vite fait bien fait. L'anglais de Daniel se limitant à quelques mots bien choisis (one beer, one café, super, yes, it's no good, etc.), il le fait avec des gestes qui, je vous l'assure, peuvent prêter à confusion. Surtout lorsque vous tentez de faire comprendre qu'il faut faire une bague dans laquelle doit rentrer un axe et que tout ça s'enfile sans jeu... Bref, Brandon s'inquiète mais je le rassure illico en lui traduisant, avec des mots, ce que nous recherchons. Il respire mieux, Brandon et écarte d'un doigt négligeant le col de sa chemise. « Ouf, » l'entends-je dire avant de demander un crayon et du papier. Il commence à écrire Torc Precision Engineering Ltd mais comprend très vite qu'il y a peut-être plus simple. « Viens avec moi, me dit-il. Je te montre où c'est. » Nous pressentons que ça va être intéressant et, bague dans la poche, Daniel et moi sautons dans sa voiture surchauffée. Il nous reste une petite heure avant le dîner, et nous voilà dans les rues de Killarney, filant vers la zone industrielle. Le fameux tourneur-fraiseur a évidemment fermé boutique, mais nous savons désormais où il se trouve et nous sommes rassurés. Brandon regarde alors l'horloge au tableau de bord et lance : « Il reste encore du temps, ça vous dirait de voir ce que j'ai dans mon garage ? » Tu parles que ça nous intéresse. Il m'a susurré, quelques minutes plus tôt, qu'il était atteint de collectionnite aigüe et qu'il possédait pas mal de burettes d'huile. Nous ne nous attendions cependant pas à ça !
Celtica Gazoline
La porte du garage s'ouvre sur la caverne d'Ali Baba de Brandon !
Celtica Gazoline
Lorsqu'il ouvre la première porte de ses trois garages, le choc : un bric-à-brac hallucinant avec, effectivement, plus de 450 burettes d'huile, toutes différentes. Des anglaises, des américaines, des françaises, des allemandes,... Dans le lot, il y a même une burette fabriquée par une usine qui faisait des boîtes de sardines et a imaginé une autre utilisation des milliers de “cans” qu'elle sortait chaque jour. Il y en a partout, au milieu d'outils, de caisses à outils d'époque (années 30 essentiellement), de bidons d'huiles, de moteurs fixes, de motos, de cyclos, de tracteurs, de plaques émaillées, de phares, de selles de tracteur fixées aux murs...
Celtica Gazoline
Daniel et Brandon avec l'une des 450 burettes !
Celtica Gazoline
Au mur, des dizaines de sièges d'engins agricoles dont les plus anciens datent des années 1910 ! Il y a, là dedans, de purs trésors. « J'en ai même un venant de France, nous assure Brandon qui ne le retrouvera cependant pas, tellement il y en a !

Un véritable capharnaum dans lequel nous avons passé près d'une heure à chiner dans les tiroirs, à manœuvrer des burettes. Et puis, comme si une idée lumineuse venait de lui traverser l'esprit, Brandon ouvre une armoire, farfouille et en ressort un pot de confiture dont il verse le contenu sur le sol en terre battue. Il contient plein d'ébauches de bagues et, tenez-vous bien, il y a en une qui conviendrait parfaitement pour la dynamo de Christian. « Tenez, prenez-la ! » nous dit-il en la fourrant dans la main de Daniel. « C'est cadeau », ajoute-t-il. Nous nous récrions, exigeons de la payer, mais il nous explique avec simplicité que c'est ainsi que l'on doit agir dans la vie : « Si tu peux apporter ton aide, tu dois le faire ». Et puis, ajoutera-t-il un peu plus tard en nous ramenant à l'hôtel, ça lui fait plaisir de venir en aide à une Panhard.
Celtica Gazoline
Brandon possède même quelques tracteurs, dans leur jus.
Celtica Gazoline
Des plaques émaillées, il y en a également des dizaines ! Brandon est vraiment atteint de collectionnite aigüe !

Du coup, nous avons cherché comment le remercier. C'était facile. Patrick Deprince ayant une PL17, nous lui avons demandé de faire faire un tour à Brandon. Lequel, ému jusqu'aux larmes, a fait le signe de croix en rentrant dans l'habitacle. Toujours pour remercier son Seigneur. Et lorsqu'il nous a quitté, il avait encore les yeux brillants et il avait perdu sa démarche hésitante. Il venait de rajeunir de 40 ans !
Mais ce n'est pas fini. Parce que l'histoire a une suite. Ce matin, nous nous sommes donc rendus chez Torc Precision Engineering Ltd et, devant le magasinier, j'ai commencé à expliquer le but de notre visite. Rien qu'à l'évocation de ce que nous étions en train de faire, il a souri. « Et tu veux ça pour quand ? » nous a-t-il fait, taquin. Moi, avec aplomb : « Pour maintenant, pas plus tard que tout de suite. » Il se marre, nous demande de patienter et revient, deux minutes plus tard, avec le contre-maître. Il regarde la bague, le palier, l'axe de l'induit. Fait la moue. Et me lance. « Vous êtes pressé à ce que j'ai cru comprendre. Mais pressé à quel point ? » Moi : « C'est ultra-pressé. Il nous la faudrait pour avant-hier. Au pire pour hier ! » Il rigole à son tour. Nous dit : « Bon OK, les gars, 20 minutes, ça peut vous aller comme délai ? » Tu parles si ça nous va. Mais comme je suis du genre à en rajouter, je lui demande si je peux faire quelques photos pendant qu'il va opérer. « Des photos ? Bah, si tu veux, mais il te faut d'abord un vêtement de sécurité. Je reviens. » Trois minutes plus tard, le revoilà avec un gilet de sécurité orange fluo, le même qu'utilise la DDE locale ! « Comme ça, on te verra bien dans l'atelier ! » se marre-t-il.
Celtica Gazoline
C'est Johnny qui s'est occupé de l'usinage de la bague.
Celtica Gazoline
Une fois usinée, la bague est emmanchée dans le palier.
Celtica Gazoline
L'axe est soigneusement toilé.

Pour sûr que je ne suis pas passé inaperçu dans un lieu comme il ne peut plus en exister par chez nous, les normes de sécurité interdisant quasiment toutes les machines présentes ici. Nul doute que l'Inspection du travail aurait fait fermé la boutique, ce qui aurait été dommage parce que si les machines sont hors d'âge, pas le moins du monde à commande informatique, les gars qui les utilisent savent parfaitement s'en servir. Ils sont une quinzaine à travailler là, et le boulot ne manque pas parce qu'on répare encore beaucoup au lieu de remplacer. Toujours est-il que 30 minutes plus tard, nous sortions de l'atelier avec notre bague montée dans le palier, parfaitement appariée à l'axe, le tout pour 25 malheureux euros. Moins cher qu'une bague qu'on aurait trouvée dans le commerce ! Le tout avec le sourire et en se racontant plein de blagues sur les vieilles bagnoles qui ont beau tomber en panne, repartent toujours du bon pied. Thank you guys !
Après ça, le reste de la journée ne pouvait que bien se dérouler. Christian est reparti avec sa dynamo, tous les participants se sont égayés dans la nature pour profiter du beau temps revenu et découvrir qui la plage de Ballybunnion, qui l'Irish Coffee de Foynes (c'est là qu'il est né et je vous enjoins de lire le compte-rendu de l'édition de mai pour connaître sa véritable histoire), qui le Château du roi Jean à Limerick, lequel roi n'y a jamais mis les pieds, soit dit en passant. Bref, la routine... Mais qu'est-ce que c'était bien !
Celtica Gazoline
Un bras de mer entre carrément dans les terres.
Celtica Gazoline
Rencontre inopinée entre les trois R4 blanches. Nous aurions voulu le faire que nous n'y serions pas arrivé !
Celtica Gazoline
C'est au Shannon House Irish Pub qu'a été créé l'Irish Coffee
Celtica Gazoline
Dans la rue, une Morris Minor 1000 dans son jus.
Celtica Gazoline

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